LOU REED / « Kicks » (1975)


Lou Reed Coney Island Baby

La pose et la voix qui tremble

Longtemps je n’ai pas trop aimé Lou Reed. Je ne parle pas de la silhouette flétrie qu’il est devenu, à mi-chemin entre la momie et l’insecte. Je parle du Lou Reed de toujours, celui du Velvet et de l’album Berlin, de ces photos noir et blanc contrastées à bloc, devenues des modèles d’élégance arty ; du Lou Reed à qui Lester Bangs était prêt à faire des tas de cochonneries en échange d’une toute petite interview. C’est cette image de légende, si parfaite et codifiée, qui m’a longtemps retenue de l’écouter vraiment : lunettes noires vissées sur un visage de statue romaine, l’absence de sourire gravée dans le marbre, l’air supérieur et blasé, le tough & skinny guy fascinait trop pour me toucher. Alors même que Lou Reed est un des types les plus lettrés de l’histoire du rock, qui a écrit des textes d’une profondeur inouïe, alors même que son répertoire fourmille de chansons déchirantes, que son histoire est déchirante – la séance d’électrochocs à treize ans – c’est toujours à lui que je pense quand je me rappelle ce fait qui n’a rien d’un scoop : dans le rock, l’attitude est plus importante que les chansons. Son attitude était tellement forte, tellement arrogante, qu’elle a été cent fois reprise, jusqu’à confiner à la pose. Une façon d’être qui s’est figée et qui ne dit plus vraiment qu’on est un rebelle, mais que c’est sexy d’être rebelle ; loin de toute fragilité, de tout faux pas, on y puise une façon de se fringuer et de toiser le photographe, qui confère à n’importe qui une panoplie de mec « cool » aisément identifiable. Je reconnais que l’image est belle, fascinante, et elle fut sans doute parfaitement juste pour incarner ce que Reed avait à incarner. Mais pour tout un tas de raisons confuses, je lui préfère celle de Cale, moins maîtrisée, plus incertaine.

Ce que j’aime en revanche chez Lou Reed, c’est sa voix. Nasillarde, hautaine, un brin monocorde, elle ressemble bien à l’image évoquée plus haut. Seulement voilà, quand il chante, Lou a la voix qui tremble. Séquelle d’électrochocs et de speed, ou regain de pathos incontrôlé ? Elle me bouleverse sur « Perfect Day », « Lady Day » ou « Sword Of Damoclès », cette chanson tardive (sur l’album Magic and Loss, 1991), composée pour son ami Doc Pomus, alors en phase terminale. Mais c’est dans le morceau « Kicks » (Coney Island Baby, 1975) que je l’ai entendu me livrer sa leçon la plus nihiliste, précisément à propos de la pose. « Hey man what’s your style ? », répète la voix qui circule de long en large dans une pièce enfumée, remplie de gens qui se la donnent en buvant du whisky et en revenant des toilettes le nez irrité. On les entend qui gueulent un peu, mais déjà loin, très loin, sur le lit d’un riff de guitare bluesy moite, répété en boucle comme sur un disque rayé que les gars sont trop défoncés pour aller changer de face. Un jeu de cymbales omniprésent fait chorus avec les fréquences de voix dans un nuage sonore gris électrique. Dans cette fumée qui pique la peau, la voix de Reed redemande : « Hey man what’s your style ?How you get your kicks for living? ». Le ton est blasé, c’est l’ennui. Mais un événement a émoustillé la faune avachie qui se tient là dans le vague espoir de trouver un motif d’excitation. On en parle dans les journaux : un mec en a tué un autre, apparemment, d’un coup de couteau, on a vu couler du sang. « When the blood comma’ down his neck…/ Don’t you know it was better than sex, now, now, now / It was way better than getting mean / ’cause it was, the final thing to do, now / Get somebody to come on to you […] And then you kill ’em, yeah / You kill ’em, now, now, cause I need kicks » Kicks: le pied ! Mieux que tout ce que promet le rock’n’roll, en somme : quelque chose de vraiment excitant, de vraiment réel. Mieux que la plus radicale, la plus méchante des attitudes. « Hey man what’s your style ? » : la question reste sans réponse, c’est le monologue d’un esthète déguisé en voyou, l’ode au meurtrier d’un snob en manque de vérité, de vrai chair, d’adrénaline et de sang. Et la voix monocorde se met à bégayer de plus belle, comme pour dominer son habituel tremblement : « I need, need, need, need, need, need, need some kicks / Yeah, need, need, need, need, need, need, need some kicks / Oh, give it now, kicks / Yeah, need some kicks / Yeah, need some k-k-k-k-k-k-k-k-k-k-k-k-k-k-k-k, kicks.  » Et en trois phrases, j’entends tout : l’ennui, la morgue et l’impuissance. La sacro-sainte attitude qui se retourne en incantation enragée et en désespoir. Cette fois, Lou, je te crois. 

par Agnès Gayraud


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