DEERHOOF / OFFEND MAGGIE (2008)


DeerhoofOffendMaggie

En matière de galvaudages qui font rien qu’à m’énerver, l’utilisation des termes « expérimental » et « indépendant » pour qualifier tel artiste ou telle zizique sont exemplaires. Un son et des cheveux cracra suffisent bien souvent à qualifier tel groupe d’« indie ». Ajoutez à cela trois ukulélés, un chanteur à pantalon stretch fluo et une intro de plus de 5 minutes et le même groupe se verra immédiatement apposer l’étiquette d’expérimental. Alors certes, il y a une limite au discours sur la musique. Comment parler de ce qui tend vers le transcendant, vers l’indicible ? Pour autant, il n’en reste pas moins que la moitié du plaisir en musique, c’est d’en faire, la deuxième moitié, c’est d’en écouter… et la troisième, c’est d’en parler. Et qu’en plus là on me demande de le faire, et pas tout seul devant le miroir de la salle de bain comme quand je joue à être interviewé par Nagui, mais en vue d’une publication sur Internet. Alors je m’y colle, et dans le but de redonner un sens aux termes suscités en plus, en me faisant fort de démontrer en quoi ils collent à merveille à mon album préféré (Offend Maggie) de mon groupe préféré (Deerhoof).

Offend Maggie, pour un groupe dont le premier disque (Return of the Wood M’Lady, 1995) consistait en partie en une superposition de bruits enregistrés séparément sur les deux canaux stéréo, ça pourrait ressembler à back to basics : on est grosso modo dans une formule guitares-basse-batterie. Et malgré des effets de guitare bien tripants (« Basketball Get Your Groove Back ») et un set de batterie assez original (deux rides de 20 » en guise de charley), ce n’est pas vraiment du côté des textures sonores que le groupe a le plus tenté de choses. Néanmoins, autant prévenir tout de suite, on est là en présence d’une musique qui nécessite plutôt une écoute active, surtout s’agissant de la deuxième moitié de l’album ; la possibilité d’apprécier Offend Maggie tout en faisant ses comptes ou en réussissant une sauce béchamel reste en tout cas à démontrer. Mais, libéré de ce genre de contingences terre à terre, on pourra apprécier :

– le jeu élastique de Greg Saunier (batterie) : il est peu fréquent, dans un contexte rock, d’entendre une batterie si loquace. Déroutante, elle l’est aussi, car la pulsation est mouvante (encore plus en live où le batteur joue à merveille sur les retards et rythmes bancals, l’assise rythmique étant plutôt assurée par les guitares et la basse), les temps forts et faibles ne sont parfois que suggérés… Mais c’est toujours exécuté dans l’interaction et au service du propos d’ensemble, avec ce mélange d’explosivité permanente et de ponctuations impressionnistes qui rappelle rien moins qu’Elvin Jones. Greg Saunier précise, explicite, contrepointe, contre-argumente, déconstruit le discours de ses partenaires. Et même, il fait des nuances – dans du rock !

– le langage « architectonique » des gratteux : il y aurait probablement un mémoire de musicologie à écrire sur « atonalité, dissonances et progressions harmoniques révélés par le cadre écrit dans l’album Offend Maggie de Deerhoof ». Dans un soucis de concision, je dirai donc simplement que John Dieterich et Ed Rodriguez (guitares) nous mitonnent de ces plans, du plus simple (« The Tears And Music Of Love », « Fresh Born et son refrain presque Beatles, les « jolis accords » de « Jagged Fruit ») au plus from outer space (« Snoopy Waves », « Eaguru Guru », « Numina O », régals d’inventivité rythmique et harmonique), qui raviront autant les groupies de Marc Ducret que les fanas de power chords. Mais bon quand même, globalement, amateurs de easy guitaring, passez votre chemin.

– plusieurs niveaux de lecture : quoi de plus antinomique que la notion d’art pop ? Et pourtant, elle sied plutôt pas mal à l’entremêlement de mélodies sifflables sous la douche (« Chandelier Searchlight », « Don’t Get Born », « Fresh Born ») et d’arrangements volontairement déconnant (énorme la réharmonisation du thème à la fin de « Buck and Juddy ») qui composent Offend Maggie. On aime ou on déteste la voix de la chanteuse-bassiste Satomi Matsuzaki, mais elle a le mérite d’apporter une touche de légèreté matinée d’exotisme nippon à ce labyrinthe sonore dans lequel on pourrait se perdre aisément.

– l’esprit « foufou-core » : Deerhoof, c’est avant tout un joyeux bordel, des paroles parfois jouissivement débiles (« Basketball Get Your Groove Back »), bref une musique qui ne se prend pas au sérieux, cérébrale par certains aspects, mais qui s’adresse aux deux hémisphères.

– la cohésion d’ensemble : qu’un tel télescopage d’influences (pop, rock, jazz, musique « savante ») aboutisse à un son d’une telle cohérence relève du mystère. Un mystère tout de même certainement basé en partie sur l’écoute mutuelle qui rend les interactions entre musiciens palpables, le relatif minimalisme des arrangements destiné à mettre en valeur chaque élément du puzzle, l’inventivité rythmique de chacun des membres, ainsi que l’affranchissement par rapport aux codes stylistiques qui fait que le groupe ne sonne comme rien d’autre que lui-même. Une liberté artistique acquise grâce à une démarche très do it yourself  : le groupe est son propre manager, tourne de manière quasi continue aux quatre coins du globe afin de promouvoir sa musique, utilise des têtes d’ampli qui passent comme bagage à main dans les aéroports afin de se passer de roadies… Deerhoof, artistes vraiment indépendants. CQFD.

Voilà, Offend Maggie est un album qui allie magnifiquement les contraires : subtil et rentre-dedans, riche et minimaliste, cérébral et rigolo… Sans que cela traduise pour autant une volonté de plaire à tout le monde à tout prix. « Art » ou « pop » ? Deerhoof a choisi de ne pas choisir, et c’est ça qu’est bon.

Par Thomas Martinez

 

VOIR LA PAGE D’IN THE CANOPY

</