Binoculars


La genèse de « Here Comes » ?

David Krutten : Cette chanson est devenue exactement l’inverse de ce que je voulais. Je m’étais dit : « il nous faut un morceau pour ouvrir les concerts ». Et finalement, c’est le morceau avec lequel on termine les concerts, quasiment à chaque fois.

Mais le morceau lui-même a changé, ou bien il est resté dans la veine de ce que tu avais écrit au départ ?

David : Ah non, il n’a pas changé. À part la guitare acoustique que Yann a rajoutée, et puis la partie de basse de Dan, j’ai tout fait à la maison sur Reason : les deux guitares (approximativement), une idée de mélodie, et puis une programmation de batterie qui a été… peut-être pas prise de tête, mais…

Thierry Chompré : Oui, David propose une vision de la batterie… qui n’est pas une vision de batteur ! Je trouvais que ce morceau tournait bizarrement. J’ai bien mis une journée avant de trouver quelque chose qui ressemblait à ce que David avait fait sur sa boîte à rythmes. Parce que ça n’était pas du tout classique. C’était ce qu’il fallait pour ce morceau, mais c’était pas du tout naturel pour un batteur. Je n’aurais pas du tout joué ça ! Ca m’a donné du fil à retordre. Donc David est arrivé avec cette base là, qui faisait peut-être deux minutes trente, mais il y a toute une partie du morceau — quasiment la moitié, la deuxième partie — qui est improvisée. Et ça, c’est venu en répétitions. On aime bien avoir un espace de liberté dans des formats de chanson pop.

David : De plus en plus, oui.

Thierry : De plus en plus. On aime bien avoir un espace où il peut se passer quelque chose… ou ne rien se passer, d’ailleurs !

(rires)

Thierry : Un espace de liberté où on peut s’exprimer… avec douceur ou avec violence. (rires) C’est ce qu’est devenue la fin de ce morceau. L’improvisation est ce qu’elle est sur le disque, mais elle n’est jamais la même en live.

David : On ne veut pas faire ça dans tous nos morceaux, mais quand ça s’y prête… On a un nouveau morceau, très calme, qu’on commence à jouer en concerts. À un moment donné, il y a une extinction… puis ça revient. Et pareil, il y a deux minutes d’expression libre. Là non plus, c’est pas jazz, c’est pas pop, c’est pas noise… mais ça peut l’être ! Si Thierry a envie de faire un truc jazz à la batterie, de jouer aux balais, il peut le faire.

Yann Louineau : C’est free.

David : Il n’y a que pour l’enregistrement qu’on se donne des lignes directives, une base sur laquelle on peut travailler.

Thierry : « Here Comes », ce n’est pas une chanson facile. C’est pour ça d’ailleurs qu’on ne la joue pas en intro ! On se planterait. Il y a un enchevêtrement de voix…

David : …en canon, oui.

Thierry : En l’occurence, je dois répondre à David…

David : … en même temps qu’il se fait des noeuds dans les bras !

Thierry : (rires) Voilà, en même temps que je dois jouer cette partie de batterie alambiquée, je dois lui répondre. C’est un morceau difficile pour moi.

David : Il a demandé plusieurs fois à ne pas le chanter d’ailleurs ! Il a demandé à Yann de chanter à sa place…

Thierry : Ouais, c’est pas facile ! Et puis il y a cette fin…

Dan Salzmann : …qui est une espèce de climax.

BINO24_TD« Plus on nous regarde dubitativement, plus on fait durer »

Vous faites durer le morceau longtemps ?

David : Ca dépend ! Plus on nous regarde dubitativement, plus on fait durer. Jusqu’à ce qu’ils comprennent.

(rires)

Yann : Ca dépend de nos envies.

Thierry : Personnellement, même si j’étais un spectateur, c’est le genre de truc que j’aimerais entendre durer une demi-heure !

David : Mais ça fait un peu mal aux oreilles, parce qu’on utilise un sampler et qu’il y a des couches et des couches de guitares. À un moment donné, le volume sonore devient difficile à supporter.

Thierry : Mais c’est le genre de passage… si tu es vraiment rentré dedans, t’as envie que ça dure. Enfin, moi j’aime bien cette idée de longueur. Autant, j’aime bien les morceaux pop très bien ficelés, trois minutes. Mais quand ça dérape, j’aime bien que ça dérape longtemps. Après, le public…

Dan : C’est un peu un déclic psychédélique…

David : Ou krautrock !

Thierry : Ouais, c’est obsessionnel… C’est pas du Zappa, hein !

(rires)

Juste histoire de se défouler sur la fin ?

Thierry : C’est pas tant un défoulement que ça. C’est une hypnose !

David : Un cycle.

Thierry : Un truc cyclique.

David : C’est presque de la relaxation musicale, quoi. Et puis, tu imagines, pour un gars comme moi… Franchement, quand j’ai une guitare dans les mains, je sais pas quoi jouer ! Bon, là, j’ai commencé à faire quelques reprises, juste pour le plaisir de jouer mes guitares. Pour un gars comme moi, c’est un plaisir que d’avoir quatre, cinq minutes pendant lesquelles j’improvise. T’imagines ? Ca peut paraître prétentieux. « Improvistaion » ! Ca a l’air d’être réservé au gars qui touche un peu sa bille ! Mais pour moi, c’est un vrai plaisir. Un mélange entre la relaxation musicale et le psychédélisme….

Dan : Paintball sonore.

(Ils éclatent de rire.)

Thierry : Sur le site il y aura un bandeau : « Binoculars : le paintball sonore ! » (rires) Ah les geeks !

Dan : Ca fait pas classe ça, le paintball, ça fait un peu plouc.

Yann : Ou un peu militaire.

Thierry : Ce que j’aime bien, c’est qu’on passe deux heures à expliquer un truc, et puis Dan claque une phrase, comme ça ! (rires)

BINO22_TD« Un peu militaire »

Est-ce que vous avez des rituels en concert ?

Yann : À part le cochon qu’on égorge à chaque fois, je vois pas.

(rires)

Dan : On sort les instruments de nos étuis…

Yann : On branche des prises…

Thierry : Non, d’habitude on se raconte toujours ce qui nous est arrivé depuis la dernière fois qu’on s’est vus. Donc Dan a toujours des anecdotes assez croustillantes sur ce qui s’est passé dans sa vie.

(rires)

Thierry : Si, si : croustillantes ! Tu sais, à chaque fois que tu arrives, tu as une question existentielle ! Genre : « est-ce que c’est normal que les Français…

Yann : …mangent des croques-monsieur ? »

(rires)

Dan : Non, non, non ! Pas si banal que ça !

David : Non, je mets une nuance à ça ! Banal, mais pas tant que ça. Ca peut être des choses banales pour nous, mais que Dan relève dans notre quotidien.

Yann : Ou des évidences qui sont perturbantes.

David : Les répéts démarrent souvent par une anecdote liée au retard de quelqu’un…

(rires)

David : Ou bien une anecdote personnelle qui questionne la psychologie de l’un de nous. Oui, souvent on démarre par ça.

Yann : On est lent au démarrage quand même.

Thierry : On est un peu diesel, ouais !

David : Maintenant on aime bien prendre quatre heures de répétitions, avec une pause, et puis un démarrage en douceur. Souvent, pendant que l’un de nous s’accorde, les autres peuvent jouer comme ça, pendant vingt minutes, sans but précis… Juste pour faire chauffer les mains et les amplis.

Thierry : Si tu veux, c’est comme l’amour : c’est des préliminaires ! Tu vas pas sauter sur la bête, comme ça…

(rires)

David : Genre « allez hop ! »

Thierry : Il y a des préliminaires.

David : On se retrouve, quoi !

Yann : On bosse tous, on arrive tous un peu à la bourre.

Thierry : Chacun arrive avec ses préoccupations. Il faut qu’il y ait une espèce de sas de décompression, pour temporiser un peu ce poids du quotidien. Ca se fait à travers des petites choses comme ça. Il faut pas arriver dans l’esprit « on paye quinze euros de l’heure, il faut rentabiliser ».

David : On a fait ça deux ou trois fois, on s’est retrouvé au bord de la rupture avec le groupe : on a décidé d’arrêter. Moi je deviens hyper anxieux, c’est pas possible.

Dan : On parle électronique, aussi.

Thierry : Ouais, tu sais, on parle du matos… Ca, ça ne va pas intéresser les gens ! (rires) On parle chiffons, quoi !

David : Et puis suivant les studios dans lesquels on joue — enfin, il y en avait principalement un, mais on va pas balancer de nom — il y a un autre rituel aussi : c’est d’appeler les techniciens pour faire marcher le matériel.

(rires)

David : Non mais c’est vraiment ça !

Thierry : C’est un rituel !

Yann : C’est un peu le chaos, ouais.

Thierry : Les gens ne se rendent pas compte. En fait je sais pas s’il faut raconter ces trucs là, parce que c’est tellement laborieux !

Yann : Ca peut être usant, oui. Il y a beaucoup de manut’ aussi. Tu transportes du matos, tu arrives en sueur, chargé comme une mule.

Thierry : Tu passes ton temps à régler des problèmes et puis après, tu fais un peu de musique.

Yann : Faut trouver l’énergie pour faire de la musique après tout ça ! C’est un boulot de fou, ce truc !

Thierry : Bon, on splitte ?

(rires)

Des rituels d’avant-concert ?

Thierry : Il y en a pas, je crois.

David : À part ma crise d’angoisse…

Thierry : Moi ça me fait toujours rire quand je vois des vidéos de groupes qui ont une espèce de maxime, qui se tiennent tous la main… On dirait les équipes de rugby de Nouvelle-Zélande, qui ont toute une gestuelle… Peut-être que c’est le genre de truc qui s’établit quand tu fais des grandes tournées, avec des tour bus, et caetera. Pour nous, déjà, tout se fait à l’arrache ! Quand on va jouer dans les endroits, les trois quart du temps, il n’y a pas de loge… Donc le rituel ? On se pose au comptoir, on boit une bière en regardant les deux groupes qui jouent avant. Au moment d’entrer sur scène, on a toujours perdu un ou deux mecs, il faut rassembler tout le monde. Donc quand je vois tous ces groupes qui ont ces espèces de messe, je me dis que c’est joli, mais on n’en est pas là !

Yann : C’est pas franchement joli ! Attends !

Thierry : C’est joli pour eux.

Dan : C’est nul ! (rires)

David : On a joué une fois avec un groupe : ils étaient à quatre à chanter a capella, ils faisaient la chorale avant de monter sur scène… J’ai du me barrer pour éviter de pisser de rire.

Thierry : En fait, le rituel c’est qu’on est mort de trouille, et qu’au moment de monter sur scène, on essaie de faire bonne figure !

David : On se distrait comme on peut avant. On boit une bière, nos amis sont là, on rencontre des gens, on fait gaffe à ne pas oublier où on pose nos vestes !

Thierry : Ca fait pas rêver tout ça !

(rires)

Thierry : Alors peut-être qu’on a chacun des rituels cachés ! Je sais pas ! Est-ce que tu mets toujours la même paire de chaussette pour aller jouer ? Après, il y a des choses qu’on ne se dit pas…

Dan : Avant le concert, il y a aussi le bon repas qui est dans le contrat !

Et après le concert… ?

Yann : On se prend une cuite de sauvages !

(rires)

David : Quand ça se passe bien on reste.

Yann : Ou bien chez Thierry (lieu de l’interview, ndlr). C’est un peu la maison du bonheur, donc ça se finit souvent ici. Avec des pâtes, du vin…

Thierry : Un truc convivial pour marquer un changement dans la soirée. On débriefe même pas, hein ! On n’est pas là pour dire « toi, t’as fait ça »… On boit des coups, on mange, la soirée se termine.

Dan : Ou bien on va au restaurant. Pour rattraper le repas qui n’est pas dans le contrat.

(rires)

Thierry : Pour moi (je sais pas pour vous), c’est beaucoup de travail avant, le set dure quarante minutes, j’ai l’impression qu’il dure cinq minutes, je comprends pas ce qu’il s’est passé, et puis d’un seul coup la pression redescend. Le concert lui-même, c’est un moment tellement fugace que tu ne peux pas en mesurer l’impact, savoir quelle forme ça a pris. C’est pas frustrant parce que le moment est délicieux, mais tu as l’impression que ça te file comme un paquet de sable entre les doigts.

Yann : Oui, et puis à partir du moment où tu es déstressé, que tu commences à t’amuser, le concert se termine.

Thierry : Donc nous, ce qu’on veut maintenant, c’est pouvoir jouer trois heures.

(rires)

OK, je note pour le 14 octobre !

Yann : Faut dire que la configuration des concerts dans lesquels on joue, souvent avec trois groupes, fait que le timing est hyper-serré. On nous dit qu’il faut jouer trente minutes, pas trente-cinq…

David : Et pour le moment, on est un peu les seuls cons à respecter le timing. Sans vouloir prévenir qui que ce soit !

Thierry : On est trop gentil.

David : Tu te fais chier à jouer trente minutes, et le groupe d’après va jouer une heure…

Yann : Des noms ? (rires)

Dan : Après le concert, c’est un workshop pour rester flegmatique. Après avoir merdé, il faut faire semblant que tout s’est bien passé.

David : C’est vrai que la plupart des groupes avec lesquels on a discuté après les concerts nous disent : « oh la la, c’était une catastrophe, notre plus mauvais concert. » Ca, on peut se le dire entre nous quand ça s’est mal passé, mais maintenant — peut-être grâce à toi Dan — « ça s’est bien passé. » C’est tout !

Yann : Ca s’est passé !

David : Ca s’est passé !

BINO11_TD« Un workshop pour rester flegmatique »

Pas la peine de revenir…

David : …non, voilà, c’est pas la peine. On a vu des groupes qu’on adore se planter complètement pendant un concert, et faire d’autres concerts majestueux. C’est la différence avec des shows qui sont montés de toute pièce et qui sont finalement… pas vraiment humains. Si t’es fatigué, si t’es de mauvais poil, tu as quand même un certain devoir de livrer le truc le mieux possible mais… voilà, c’est ça : t’as livré le truc le mieux possible.

Thierry : Et puis il y a un tel décalage entre ton ressenti et le ressenti du public… On va mettre l’accent sur des détails techniques, s’inquiéter de choses qui vont nous paraître dramatiques, mais que les gens dans la salle n’auront même pas remarquées. T’as l’impression que le concert est foutu parce que telle pédale n’a pas fonctionné… Alors que si tu as joué avec honnêteté, c’est pas le problème technique qui va gâcher le concert. Donc il faut arriver avec cette philosophie là : jouer honnêtement, se dire que ce qui s’est passé, c’est ce qui pouvait se passer de mieux dans les conditions dans lesquelles on était. Le reste, c’est le public qui décide.

Yann : On a souvent des conditions difficiles, on s’entend pas jouer sur scène, on sait pas ce qui passe en face…

Thierry : Mais il faut pas qu’on tergiverse là-dessus, parce que les conditions idéales, on ne les a pas.

Dan : Peut-être que ça n’existe pas, en fait, des conditions idéales.

Thierry : Peut-être que c’est un fantasme, effectivement ! Tu as raison !

Yann : Mais tu vois, quand on avait joué sous le pont Alexandre III, au Showcase… Là on avait du matos, c’était confortable…

Dan : Ah, oui… Mais c’était l’endroit qui était un peu…

David : On avait entendu dire des choses sur cet endroit, genre : « c’est le repère de la jeunesse UMP »…

Yann : Euh, c’est pas faux !

(rires)

David : Oui, mais c’est le seul endroit où on a été super bien accueilli, où on avait une loge digne de ce nom, un repas convenable, un cachet correct (sans plus, mais vachement mieux qu’ailleurs) et surtout : un public qui danse ! Parce que tu vois, c’est un truc qui me rend dingue. Dans la région d’où je viens, on avait une rockothèque et on dansait sur le rock. Maintenant, t’as l’impression que certains trucs sont labellisés « danse », donc tu vas danser là-dessus, et pas sur le reste. Au Showcase, tu voyais au moins les cinq-six premiers rangs qui dansaient, qui s’éclataient. Et ça, ça fait plaisir ! C’est vraiment ce qui manque parfois.

Parlons maintenant des morceaux que vous enregistrez en ce moment, depuis que vous avez fait une pause dans les concerts.

David : Notre dernier concert, c’était à l’Alimentation Générale, le 26 avril 2009 je crois. On a eu un week-end en studio au mois de mai. Et là, en août, on a à nouveau trois week-ends de studio…

Ces nouveaux morceaux, vous les enregistrez dans l’idée de faire un nouvel EP, un album… ?

David : Ca, on ne sait pas encore. A priori, les morceaux sont destinés à un album. Mais tout dépend de la matière qu’on arrivera à tirer de ces enregistrements. Ca pourrait devenir un album, produit par quelqu’un. On a des envies, tu vois ? On voudrait envoyer ça à certains labels ou à certains producteurs, soit pour nous aider à emmener le truc un peu plus loin, soit prendre le truc tel qu’il est et faire une meilleure promo que pour le premier EP. Qui est allé nulle part, en fait ! À part des diffusions sur FIP, quelques chroniques par ci par là (dans Magic notamment). Mais on n’a vraiment rien démarché. Pas un seul label n’a reçu un disque de notre part.

BINO20_TD« On a des envies, tu vois ? »

C’était un choix ?

David : Je pense que le disque n’était pas fait pour ça, tout simplement.

Yann : À l’origine on voulait juste pouvoir vendre quelque chose en concert, en fait.

David : C’était soit ça, soit des pin’s.

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