D’ANGELO / Voodoo (2000)


D'Angelo Voodoo

Encore un album (et un artiste) que j’ai mis énormément de temps à aimer, et à comprendre. Il n’y a pas plus monotone en apparence que Voodoo. Pourtant, cette monotonie, cette grisaille sonore cotonneuse abrite une vraie folie. Une manie. Comme il l’indique dans le texte qui ouvre le livret de l’album, D’Angelo s’est longtemps interrogé sur une façon de faire de la soul en l’an 2000 (l’année de sortir de Voodoo), une soul qui s’inscrirait dans la lignée des aînés (« Jimi, Sly, Marvin and Stevie », comme il dit) tout en créant la rupture et en prenant des dernières avancées sonores (les productions et les calages rythmiques du hip hop en général et de Jay Dee en particulier sont passés par là). Ce manifeste a globalement donné naissance au micro-mouvement appelé la new soul au début des années 2000, mouvement qui n’aura pas vraiment marqué l’histoire de la musique, mais là n’est vraiment pas la question.

Ce qui est intéressant avec Voodoo, c’est à quel point D’Angelo est allé loin dans cette démarche. Sur Voodoo, chaque son, chaque groove, chaque arrangement est sur-pensé, presque écrasé sous le poids d’une cérébralité qu’on sent particulièrement enfumée. Les basses-batteries ne jouent jamais « ensemble » (« Send It On », « Playa Playa », « One Mo’gin ») mais exploitent des décalages microscopiques totalement injouables (il a par exemple été demandé à Questlove, mirifique batteur de The Roots parfois à l’œuvre sur Voodoo, de jouer « comme s’il était bourré mais sans être bourré »). Chaque son est étouffé, sourd mais, dans le même temps, d’une précision effarante. A l’exception des voix, les instruments se donnent comme mot d’ordre de prendre le moins de place possible, optimisant le groove à son maximum. Le résultat final est un album quasiment « aquatique », au sens où c’est un album qui semble glisser en permanence à la surface des enceintes, enchaînant sans vraiment les séparer des chansons complètement fuyantes, qu’il semble impossible de saisir (à tous les sens du terme). Quant aux voix, élément nodal de tout grand album de soul, elles sont systématiquement harmonisées puissance 6 ou 7, jusqu’à disparition quasi-totale de la mélodie lead. On a cette impression très étrange à l’écoute de Voodoo qu’il « groove tellement qu’il n’existe presque pas », D’Angelo polissant tellement son bébé qu’il semble sur le point de l’effacer à tout moment.

Car D’Angelo fait tout sur cet album. Tout. Composition, interprétation (il joue de quasiment tous les instruments), production, visuels. Une vision aussi inouïe de la soul – grise, hypnotique, lénifiante – ne pouvait pas laisser un esprit indemne. L’album de D’Angelo est autant une célébration de la soul music que de D’Angelo, littéralement tombé amoureux de lui-même pendant l’enregistrement de cet album – pirouette suprême d’un album de soul music. Des témoins présents sur place en studio à l’époque racontent leur inquiétude grandissante à la vue de l’artiste de plus en plus réticent à l’idée de s’habiller, et ce à mesure que sa consommation d’herbe et de cocaïne s’accentuait. Le point de non-retour étant survenu avec le clip de « Untitled (How Does It Feel) », clip dans lequel il chante donc nu, et à la suite duquel il a tout simplement décrété qu’il resterait tel quel. Direction donc l’hôpital psychiatrique, et une longue phase de désintoxication de laquelle il ne semble toujours pas complètement sorti. Des rumeurs parlent d’un nouvel album imminent, mais seuls quelques featurings se sont laissés entendre jusqu’à présent. Comme My Bloody Valentine avec Loveless du côté des indés, le successeur de Voodoo apparaît comme l’Arlésienne ultime de la soul contemporaine, le rejeton impossible d’un musicien qui s’est déjà approché trop près de la musique qu’il avait en tête.

par Maxime Chamoux


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