SHADOW MOTEL


Discogs.com propose à ce jour les notices de 5 423 714 disques différents (dont Ausfahrt Nach de Shadow motel – 11 euros à l’argus). Si vous vous limitez à une chanson pour chacun des 3 627 944 artistes recensés, un peu moins de 200 titres par jour pendant 50 ans vous suffiront pour écouter à peu près toute la musique sortie avant 2015. Facile. Voilà en gros l’étendue du brouhaha que nous propose la pop. Mais ce serait dommage de n’écouter qu’une seule chanson de Shadow Motel en 50 ans. Pour ceux qui commenceraient déjà leur playlist d’un demi siècle, placez y tout de même « Jim », « Applause », ou « Ivory Eyes ». Du brouhaha de quelques millions de titres il est tout de même permis d’espérer que certains pourront se démarquer, émerger un peu de la masse.

Ausfahrt Nach, disponible via Discogs

Quand j’étais ado, un groupe légendaire de rock expérimental new-yorkais avait une place de choix parmi les photos d’artistes que je punaisais alors sur le mur de ma chambre. Ils avaient leur « son », comme disent les amateurs de bon « son » : harmonies uniques, fureur et atonalité, étrangeté, audace… Tout ça empaqueté dans du rock’n’roll. Pas mal. Cette année j’ai eu l’occasion de voir le projet solo du « poète » du groupe légendaire de rock expérimental new-yorkais. Au milieu du concert, il nous a expliqué que la prochaine chanson avait été inspirée par ses vacances à Lecce. Au stand merchandising, ou l’on trouvait des rééditions des disques des années 1980 du groupe légendaire, je me rendis compte que le « poète » et son batteur étaient bien sympathiques mais avaient tout de même l’âge de mes parents. Mais en première partie du groupe légendaire, il y avait Shadow Motel qui proposait sa formule, son intuition à renouveler un genre que le groupe légendaire de rock expérimental new-yorkais avait largement popularisé. Ouvrant pour des pages vivantes d’histoire du rock, le groupe pouvait compter sur les quelques grammes de magie qu’ils parviennent toujours à insuffler dans chacun de leurs morceaux. Le trio tient une formule, qu’ils appliquent avec plaisir. Une tactique née de tâtonnements occultes qu’ils semblent bien aise d’avoir découverte.


Shadow Motel, au dessus du brouhaha

L’alchimie : encore un lieu commun de la pop et du live. Pourtant le groupe part de peu de choses : un orgue, une guitare, une batterie et arrive à créer une entité bien plus grande qu’eux. L’alchimie c’est tout de même prendre quelques éléments communs – du plomb, de la boue chez les poètes –  pour en faire quelque chose de plus grand : de l’or. On se surprend à se dire en les entendant : « C’est eux qui font ça ? Tout ça ? Avec que ça ? ». Rien pour beaucoup de bruit, et pas l’inverse. Une masse sonore qui m’avait impressionné la première fois que je les avais vus il y a longtemps au CCL (Centre Culturel Libertaire de Lille). Ce soir là, au moment de m’endormir des sifflements persistants m’avaient un peu inquiétés. De cette masse, ce qui se distingue en premier lieu, c’est la guitare. Je ne pense pas que Julien s’intéresse à jouer du Led Zep ou je ne sais quoi à la vitesse de la lumière… Il développe plus un jeu sur les accidents heureux, les imperfections… Sur de nombreuses chansons la guitare se perd dans les chambres d’échos, les stridences et les saturations se transforment en cris de baleine et de dinosaure sans que la mélodie du morceau en soit altérée. Swan la chanteuse et organiste l’aide évidemment à rester un peu sur terre et conduit  le groupe de sa voix chaude et déterminée. Les parties répétitives du clavier et les incantations de Swan soutenues par  le tonnerre continu de la batterie, forment une brume toxique, la moiteur d’un orage prêt à exploser. Le sabbat des sorcières rassemblées autour d’une grosse caisse en guise de chaudron : voilà, pour simplifier à outrance, la formule que le groupe invoque pour magnétiser son public. Les trois Shadow Motel ne semblent pas vouloir s’arrêter en si bon chemin, et nous espérons que d’autres chansons, d’autres incantations – prononcées en français, qui sait ? – viendront d’ici peu rejoindre leur collection d’envoûtements.

La pop, un art mineur comme se plaisait à ronchonner Gainsbarre ? Mineur comme on trouverait mineure la poésie gravée sur les portes des cabinets face à la grande, celle qui est reliée dans les volumes en papier bible de la pléiade ? Du grand brouhaha du pop machin, les petits accidents heureux émergent parfois, et de belles anomalies s’épanouissent alors qu’on ne les attendaient pas. La musique de Shadow Motel est un de ces petits prodiges qui nous fait tendre l’oreille au dessus des bruits confus que l’on soit le premier des esthètes ou le dernier des blasés.

Texte: Atlas Ibiza

Photo: Marguerite de Verdun

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