Ne finissez pas vos disques !


Tim Hardin

Ce n’est pas un hasard si le disque le plus réputé de van Morrison est Astral Week un de ces premiers enregistrements, datant de 1968. Van voulait alors rompre avec le rythm and blues qui l’avait pourtant rendu célèbre, pour affirmer son propre style : moyennant quoi il élargit son champ d’investigation musical en se dirigeant vers le jazz : bien lui en prit. En octobre 1968, il entre en studio avec le batteur Connie Kay, le bassiste Richard Davis, le guitariste Jay Berliner et l’arrangeur Larry Fallon. Ces quatre musiciens représentent à eux seuls la fine fleur des musiciens de jazz de l’époque, et le jazz est encore bien vivant en 68 (Monk, Mingus, Albert Ayler, Dolphy sont toujours là…).

Que ressent-t-on alors à l’écoute de ce disque ?

Le placement rythmique et les inventions mélodiques de ces quatre furieux, aussi lumineuses que chaotiques (parce que se réinventant), poussent le chanteur irlandais sur des terres qu’il ne maîtrise pas vraiment. Tandis que le contrebassiste invente des lignes de basse baroques d’une liberté époustouflante (écoutez le morceau « The Way Young Lovers Do » pour vous en convaincre), la batterie de Kay rugit de tous ses toms, à mettre le feu à quelques chansons déjà brûlantes de, par exemple… Joy division. Tout se passe comme si le chanteur cherchait systématiquement à se mettre en difficulté. Son chant n’est pas toujours juste ni parfaitement en place mais l’émotion est là. L’essentiel est là.

Quoique qu’il en soit et c’est se qui me porte à vous, chers lecteurs, ce type de démarche n’est pas très répandu dans le monde des chanteurs, d’ailleurs Van Morrison lui-même ne réitérera pas cette aventure sonique exceptionnelle. Pourquoi ? … patience …des éléments de réponse dans la prochaine chronique.

Autre disque, autre chef d’œuvre, et pour moi le plus grand disque de Tim Hardin, le Live 3, enregistré lui aussi en 1968. Le personnel, des cousins des premiers ci-dessus cités, aussi bons, aussi flamboyants, nourris également au swing infernal du be-bop alors en plein déclin puisque complètement dépassé par le rock’n roll déjà prince, fait le job et quel job ! Eddie Gomez est à la contrebasse, Warren Bernhardt au piano, Daniel Hankin à la guitare, Mike Maniéri au vibraphone, Donald (beautiful) Mc Donald à la batterie : autant dire que ça swingue terriblement sur scène.

Pourtant, on se rend bien compte assez vite qu’ils n’ont pas beaucoup répété (au mieux la veille, au pire le jour même), mais tout est là : le chant majestueux de Tim Hardin se laisse magnifiquement porter par une musique qui se réinvente au fur et à mesure du concert. Écoutez pour vous en convaincre « You Upset the Grace of Living WhenYou Lie » ou « Lenny’s Tune ». C’est bouleversant.

Alors, bien sûr, il y a des pains « assez » visibles, mais la beauté ne réside-t-elle pas justement dans l’imparfait, l’incorrect, le non-fini ? Si si si ! comme pour nous dire c’est à vous !, et c’est là que je veux en venir, c’est à vous d’en imaginer la fin !

Chers compositeurs-lecteurs, ne finissez pas vos disques, laissez-les en pâtures aux écorchés de musiques que nous sommes. La musique ne s’écrit-elle pas dans l’oreille qui l’écoute ?

Par Nicolas Paugam

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